Emigration. Ils ont laissé derrière eux le goût sucré de la palme pour l'enfer salé des chantiers thaïlandais.
KAMPONG CHAM - “Est-ce que vous savez faire du sucre de palme?”, interrogent les habitants du village de Thmei, situé dans le district de Sameki Meanchey. Le jeune homme à qui la question est posée semble interloqué, mais la réponse est importante. Elle vise à savoir, indirectement, si ce père pourra élever sa fille grâce au métier qui a fait la réputation de ce village dans toute la province de Kampong Cham
Car, parmi les 230 familles que comptent Thmei, plus de la moitié s’est vouée à la fabrication du sucre de palme, à la saison sèche comme à la saison des pluies. Un labeur qui peut rapporter jusqu’à deux millions de riels (500 dollars) par an mais qui demeure également extrêmement exigeant. Les récoltants doivent généralement se lever vers 3h du matin pour monter à une trentaine de palmiers et parcourir trois à quatre kilomètres.
Pourtant, cette manne financière n’a pas empêché, ces dernières années, les jeunes du village de tenter leur chance chez le voisin thaïlandais en louant leurs services. La plupart se font pêcheurs. D’autres disparaissent, sans laisser de traces. Comme dit le proverbe cambodgien, ressassé à Thmei, “éviter la forêt n’empêche pas de se blesser contre les épines”. Confrontés à des difficultés innombrables, la majorité des jeunes partis début 2005 répondre aux sirènes thaïlandaises s’en sont retournés, penauds, vers le sommet des palmiers et la boue des rizières.
Im Tha, 33 ans, s’est promis de ne plus y aller. “J’ai suivi le mouvement, explique le père de cinq enfants. On nous disait qu’on allait bien gagner notre vie. Je suis devenu pêcheur. Un travail pénible qui a failli me coûter la vie. Comme je souffrais du mal de mer, le patron m’a un jour insulté en me disant qu’il perdait entre 700 et 800 kg de poisson à cause de moi. Il a voulu me jeter à la mer. Je n’ai dû mon salut qu’à l’intervention de mes camarades cambodgiens qui l’ont supplié de ne pas me tuer.”
Pour se rendre en Thaïlande, les anciens candidats à l’exil racontent qu’ils ont dû payer un intermédiaire. Une somme d’environ 300 000 riels (l’équivalent d’un salaire mensuel) qu’ils ont le plus souvent emprunté avec intérêts à des membres du village. Ceux qui rejoignent la Thaïlande ne trouvent là-bas que travail sans repos. “Les employés étaient birmans, viêtnamiens, cambodgiens... Le patron était autoritaire, plus méchant qu’un Khmer rouge. Ils nous arrivaient de ne pas pouvoir dormir pendant trois nuits de suite, poursuit Im Tha. Si quelqu’un mourrait, son corps était simplement jeté à la mer. Certains n’ont pas mis pied à terre en cinq ans.”
Ceux qui en réchappent ont souvent perdu plus que leur argent, ils ont aussi gaspillé leur santé. Des villageois comme Han Mœun, 32 ans, qui balance doucement son corps décharné, malade du sida, pour bercer son enfant. Sans moyens pour cultiver sa rizière, il a quitté le village il y a cinq ans. “La Thaïlande est intolérante à notre égard. C’est la raison pour laquelle les jeunes rentrent finalement”, souligne-t-il. Ceux qui persistent, ajoute-t-il, “c’est parce qu’ils se sont mariés, ou parce qu’ils sont morts”.
Il n’est pas une maison à Thmei qui ne possède pas au moins un gros four où faire bouillir le jus de palme. La production se révèle souvent très lucrative. Ce qui n’empêche pas les autorités, drapés dans un respect opportuniste du droit à la libre circulation, de regarder d’un œil indifférent cette émigration. Mak Vath, chef de village depuis vingt ans, n’est pas de ceux qui restent inactifs : “En 2002-2003, nombreux étaient les jeunes qui choisissaient le départ. Cette année, quatre ou cinq familles seulement ont quitté le village. Les anciens comme moi, nous leur répétons de ne pas y aller”, soupire-t-il. Tout comme l’employé de l’ONG Licadho qui ne cesse de seriner aux jeunes filles qu’elles risquent d’être revendues à un réseau de prostitution si elles s’avisent de partir.
La situation des travailleurs cambodgiens en Thaïlande a néanmoins ému Sok San, secrétaire d’Etat au ministère de l’Emploi, qui note que le gouvernement multiplierait actuellement les contacts avec ses voisins pour améliorer les conditions de travail de leurs ressortissants.
Kong SOTHANARITH