Dans la préface de la première édition des œuvres de คุณสุวรรณ - Khun Suwan, publiée en 1920 par la Bibliothèque nationale, le prince Damrong Rachanuphap, alors directeur de la Bibliothèque Wachirayan, tente de justifier auprès des futurs lecteurs la publication de ces poèmes si peu conformes aux canons littéraires classiques. Pour ce, il commence par répondre à cette interrogation : « Pourquoi la Bibliothèque nationale n'a-t-elle pas publié avant les œuvres de Khun Suwan ? » Il explique que jusqu’alors il n’existait aucun manuscrit de ses productions. Les compositions de cette poétesse de la fin du XIXème siècle ne furent pas mises à l’écrit par leur auteur. « C'est par transmission orale que cette œuvre est parvenue jusqu’à nous », poursuit-il.
Leur étrangeté, leur grande musicalité firent que, selon des moyens mnémotechniques, ces poèmes insolites furent retenus par un certain nombre de courtisans et c’est grâce à leur mémoire que la bibliothèque fut en mesure de reconstituer un manuscrit du บทละครเรื่องอุณรุทรอ้ยเรื่อง - Bot Lakhon Rueng Unarut Roï Rueng, Les cent histoires d’Unarut, et du บทละครเรื่องพระมะเหลเถไถ – Bot Lakhon Rueng Phra Maléthéthaï, Méli-mélodrame du prince Phra Maléthéthaï.
Le prince Damrong Rachanuphap estime nécessaire de donner quelques explications préalables avant d'aborder le Bot Lakhon Rueng Phra Maléthéthaï, œuvre anormale pour le moins, et prévient : « Ce Bot Lakhon est une œuvre bizarre. Khun Suwan l'a composé de manière à ce que mots sensés et absurdes (เป็นภาษาบา้งไม่เป็นภาษา่บา้ง) se mélangent du début jusqu'à la fin mais l'histoire se déroule de manière compréhensible. Le comique réside là. »
Par l’impression de cette œuvre extravagante, la Bibliothèque nationale fit preuve d’un grand courage. Après un bref engouement pour cette pièce extravagante, le texte parodique (นิราศมะเหลเถไถ - Nirat Maléthéthaï) du roi Rama VI, en se moquant des acrobaties sonores du Bot Lakhon Rueng Phra Maléthéthaï, plongea l’œuvre de la poétesse dans un mépris généralisé. Cet ouvrage est qualifié de "poésie folle" et si l’on en croit toutes les brèves biographies qui lui sont consacrées, Khun Suwan aurait composé le Bot Lakhon Rueng Phra Maléthéthaï alors qu’elle était déjà sous l’emprise d’un délire naissant.
C’est cette réputation de folie qui tout d’abord attira notre attention et détermina le choix de cette œuvre dérangeante. Météore dans les impassibles cieux, Khun Suwan fait figure d’exception dans le paysage littéraire siamois. Elle vécut de 1820 à 1880, pendant les règnes de Rama III, Rama IV et Rama V. Elle composa quatre œuvres : เพลงยาวจดหมายเหตุ เรื่องกรมหมื่่ืนอัปสรสุดาเทพทรงพระประชวร – Phléng Yao Jot Maï Hét Rueng Krom Mun Apson Suda Thép Song Phra Chuan : Long chant relatant la maladie de la princesse Apson Suda Thép, กลอนเพลงยาวเรื่องหม่อมเป็ดสวรรค์ – Klon Phléng Yao Rueng Mom Pét Sawan : Long chant en Klon relatant la vie de dame Canard, บทละครเรื่องอุณรุทรอ้ยเรื่อง - Bot Lakhon Rueng Unarut Roï Rueng : Les cent histoires d’Unarut, et enfin บทละครเรื่องพระมะเหลเถไถ – Bot Lakhon Rueng Phra Maléthéthaï : Méli-mélodrame du prince Maléthéthaï.
Dernière poétesse classique de l’ère Rattanakosin mais aussi destructrice des canons littéraires, Khun Suwan annonce la décadence d’une époque. Son expérience poétique est inédite dans la littérature classique et fait d’elle la fondatrice d'une certaine modernité. Son aventure littéraire, contraire aux conventions poétiques traditionnelles, ne fut plus jamais poursuivie.
Bannie, oubliée, son œuvre fut longtemps dénigrée par les lettrés, sans avoir pourtant l’aura d’une œuvre "maudite". Elle n’est considérée que comme une étrangeté, une futilité, et pourtant ses détracteurs les plus virulents semblent vouloir en diminuer la portée tant cette œuvre leur apparaît "néfaste".
Nonobstant ce postulat de folie, il nous apparaît que l’aventure incomprise de Khun Suwan, loin d’être une entreprise stérile, est une "expédition" dangereuse et téméraire vers les confins du langage et de la poésie. Les interrogations sur le langage qu’elle souleve par la poétesse ont plus provoqué l'hostilité que la réflexion. Jugé comme un affront fait à la raison et comme un outrage aux bonnes mœurs (littéraires), le Bot Lakhon Rueng Phra Maléthéthaï nous plut dès le début pour sa non-conformité.
La traduction du Bot Lakhon Rueng Phra Maléthéthaï fut une tâche particulièrement ardue. Mille embûches et des obstacles insurmontables se dressèrent afin de dissuader notre volonté. Comment en effet traduire l’intraduisible ? La traduction, imparfaite et contestable, ne fut certes pas le fruit d’une réflexion sur la traduction en général et sur la traduction poétique en particulier. Le texte qui prétend être la traduction du Bot Lakhon Rueng Phra Maléthéthaï est en réalité un texte inspiré de l’œuvre mais il ne peut en aucun cas revendiquer le droit d’être l’équivalent du texte d’origine. Le Méli-mélodrame du prince Maléthéthaï n’est donc pas à proprement parler la traduction du Bot Lakhon Rueng Phra Maléthéthaï, mais une création inspirée. D’ailleurs, le terme de "création" nous apparaît impropre et prétentieux pour qualifier le texte en question car, traducteur bien peu fidèle, nous sommes en outre un rhapsode dépourvu de tout talent poétique. Ainsi le Méli-mélodrame du prince Maléthéthaï est la preuve d’un double échec. Mais ces échecs, loin de nous décourager, nous sont apparus plus justifiables qu’une traduction qui aurait été l’équivalent sémantique du texte d’origine ou qu’une création poétique indépendante du texte de référence. Le Méli-mélodrame du prince Maléthéthaï comporte un certain nombre de parti pris que nous tâcherons d’évoquer et de justifier.
Face à une œuvre qui provoquait en nous tant de perplexité mais aussi une ivresse inexplicable, il nous fallut tout d’abord prendre en compte ses caractéristiques et essayer de les respecter du mieux possible dans la "traduction".
Emilie TESTARD

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